«L’État enfonce dans la précarité quelque 1300 personnes de notre branche»

Sonja Laborde, Présidente de Travel Professional Association (TPA) face à la crise du Covid-19 et aux enjeux pour la branche des voyages.

Sonja Laborde, dans le contexte actuel les agences de voyages se disent souvent «abandonnées». Partagez-vous cet avis? 

Nous le partageons à 100%. L’État soutient grand nombre de branches, y compris la branche touristique suisse mais cela ne concerne que la partie réceptive de notre industrie et pas du tout la partie «outgoing» que nous représentons.  Le message est clair, on demande aux citoyens suisses de rester en Suisse pour leurs prochaines vacances, pour soutenir l’économie du secteur touristique domestique. Nous le comprenons bien et l’acceptons mais alors, il faut en même temps déployer les moyens de permettre aux agences de voyages de survivre pendant cette période pendant laquelle aucun revenu ne rentrera mais où les charges continueront à devoir être payées. 

De plus, près de 88% des agences indépendantes – dont 80% gérées par des femmes – sont impactées par la décision totalement injuste de supprimer depuis lundi dernier leurs droits aux RHT et APG alors même que les charges sociales y relatives sont payées depuis des années. Il en va non seulement de l’existence même de ces agences mais surtout de l’existence de celles et ceux qui les dirigent. Comment vont-ils pouvoir face non seulement aux remboursements aux clients dus selon la loi sur les voyages à forfait (LVF), aux loyers et autres charges de fonctionnement de leur entreprise mais encore à leurs propres charges personnelles, leur loyer, leur assurance maladie?

En prenant cette décision, l’État enfonce dans la précarité quelque 1’300 personnes de notre branche, leur enlève le peu qui correspond à peine au minimum vital! On peut donc à juste titre confirmer que les agences de voyages sont abandonnées. A tout le moins pour le moment.

Comment les membres TPA font-ils face à la crise du coronavirus en Romandie et en Suisse alémanique?

Comme toutes les agences de voyages de Suisse. Par contre, nous avons un contact quotidien avec nos membres et nous sommes derrière chacune de nos agences pour les soutenir dans ces moments si difficiles. Nous mettons à leur disposition tous les moyens leur permettant de faire face en les informant sur toutes les évolutions tant au point de vue administratif que juridique. Nous leur fournissons des modèles de lettres et autres qui leur sont d’une grande aide dans la gestion de leur travail quotidien afin qu’ils puissent s’y référer pour connaître leurs droits, et entreprendre toutes les actions nécessaires à leur survie.

En début de crise, nous avons constaté une grande force de courage et d’optimisme de leur part, mais à dire la vérité, cet optimisme commence à s’émousser au fil des mois sans perspective claire quant à leur avenir.

Toutes vos agences ont-elles rouvert leurs portes le 11 mai?

Le 11 mai non. Par contre, la très grande majorité a rouvert ses portes début juin, mais pas forcément à 100% du taux horaire. Des rendez-vous peuvent être pris par les clients bien entendu et tous les employés n’ont pas forcément réintégré les agences.

Les affaires reprennent-elles vraiment au sein des agences de TPA?

Absolument pas! Selon les directives des autorités gouvernementales, nous encourageons nos agences à vendre la Suisse et un gros travail de leur part est fait dans ce sens mais nous avons conscience que la réalité sera autre. La grosse partie du travail actuel des agences est uniquement dédiée aux annulations et reports de voyages, tout cela sans aucun revenu à la clé; c’est bien plus une perte de revenu puisque même les marges usuelles déjà très basses de notre branche doivent être intégralement remboursées aux clients. Espérons juste que les agences puissent sauver les quelques dossiers estivaux sur l’Europe. Mais ce ne sont pas ceux-là qui leur permettront de faire face à leurs charges.

Quels sont votre rôle et votre mission au sein de la «task force» impliquée dans les discussions avec le Seco?

TPA est largement impliquée dans l’élaboration de tous les documents nécessaires qui sont soumis au Seco et qui décrivent tous les tenants et aboutissants de la situation dramatique de notre branche. Nous avons émis quelques propositions de solutions dûment chiffrées, qui doivent être étudiées pour la sauvegarde de la branche agences de voyages. A ce titre-là, je salue tout particulièrement le travail que nous avons pu faire en amont et ce depuis début mai avec les présidents des groupements cantonaux romands. C’était non seulement stimulant mais encore très productif et a surtout démontré la force que peut revêtir un travail de groupe.

Le projet de création d’un fonds «à fonds perdu» de CHF 500 millions pour couvrir les risques des agences de voyages face aux créanciers avance-t-il?

Les chiffres auxquels nous sommes arrivés ont été mis sur la table du Seco et des instances gouvernementales et sont constamment ajustés afin de dégager les meilleures orientations d’une éventuelle intervention étatique.

Le dialogue est-il vraiment possible entre les organismes de protection des consommateurs (la FRC en Romandie et SKS en Suisse alémanique) et les associations d’agences de voyages?

Il est évident que pour les associations, fédérations et autres partenaires, le remboursement de l’argent des clients est la priorité. Chaque agence est dûment informée et consciente du fait qu’il s’agit de sa responsabilité, quelles qu’en soient les conséquences, de rembourser l’argent des clients.

Mais si la FRC et SKS ont une certaine compréhension des problématiques auxquelles est confrontée notre branche, ils n’en voient que la partie qui les concerne directement. Ils se sont bien rendu compte que nous n’avons pas la possibilité de rembourser l’argent que nous n’avons pas, notamment celui dû par les compagnies aériennes et qui, pour la Suisse s’élève à plusieurs centaines de millions de francs. Toutefois, pour eux, il ne saurait être question de péjorer les droits des consommateurs et ils exigent donc un remboursement intégral de l’argent des clients, ce quelle qu’en soit la forme: cash ou avoirs garantis par l’état (ou pas).

La solution d’avoirs garantis par l’État est en soi bonne. Mais elle aurait dû être implémentée dès le départ et elle n’est de fait pas en conformité avec la loi sur les voyages à forfait. De plus, il s’agit d’une solution de facilité qui ne fait que repousser le problème des agences de voyages et de leur survie à plus tard. Dès lors, il s’agit d’une solution bancale qui ne résout rien sur le moyen terme.

Par ailleurs, et là, nous avons l’impression d’un dialogue de sourds avec ces organismes: ils ne tiennent pas compte du travail fourni par les agences et qui, comme tout travail, doit être rétribué à sa juste valeur. En incitant le consommateur à réclamer l’intégralité de son dû, elles enfoncent encore un peu plus les agences de voyages dans la spirale d’endettement dont peu – à terme – se relèveront. Pour mémoire, une agence de voyages génère en temps normal un revenu net de 1% en moyenne. Comment envisager avec une marge nette aussi redoutable le remboursement non seulement des avoirs des clients alors même que tous les remboursements de prestataires de services sont encore à l’étranger ou chez les compagnies aériennes, mais aussi le remboursement du Covid 19 et le règlement des frais de personnels et administratifs usuels? Une équation insoluble!

Que dites-vous de l’attitude de Swiss et Edelweiss en matière de remboursements?

Je n’ai qu’un mot: «scandaleuse». Ce en dépit peut-être des «mots d’amour» que Swiss distille depuis quelques temps. Elle demande aux agences un partenariat dans le cadre de cette crise. Mais parallèlement continue à retenir les remboursements, même si elle s’en défend. A ce jour elle a commencé à rembourser. Mais dans les faits, ces remboursements ne s’élèvent qu’à x% du montant qu’elle doit encore aux agences de voyage suisses. Par ailleurs comment peut-elle demander un partenariat aux agences de voyages alors même qu’elle y a mis un terme dès 2005 avec le commissionnement à 0%, le règlement de frais pour émissions via GDS et maintenant en imposant la NDC? Un vrai partenariat consisterait à revenir à tout le moins sur une rétribution équitable du travail de l’agent de voyages!

J’ajouterais que nous, agences de voyages et consommateurs, avons une grande compréhension pour le système Madoff de Swiss et des autres compagnies aériennes et nous nous interrogeons juste sur la volonté des pouvoirs publics d’y mettre un terme en imposant enfin aux compagnies aériennes un fonds de garantie.

Entre la FSV, TPA et STAR, est-ce que tout le monde parle le même langage?

Etant donné que nous avons les compétences au sein de TPA de nous exprimer en langue allemande, alors je dirais que oui.

Si tel est le cas, pourquoi une pétition comme «Mayday» a-t-elle été lancée?

Comme la pétition le démontre très clairement, il y a définitivement un manque de communication entre les instances de notre branche et les organisateurs de voyages et agences concernées par la gravité de la situation. Les agents étant les premiers concernés, ils voudraient avoir une complète visibilité sur la situation et bien entendu ils aimeraient également avoir leur part dans les débats. Une communication uniforme les rassure aussi. Et nous allons continuer à travailler dans ce sens.

Quel est votre sentiment face à cette action?

Nous la comprenons parfaitement mais comme nous l’avions déjà exprimé dans vos colonnes, il est regrettable que cette initiative se fasse d’une manière dispersée au lieu de présenter un front uni, ce que nous faisons au niveau national entre la FSV, STAR, TPA et les groupements romands.

Non seulement les trois organisations les plus importantes travaillent ensemble et de manière constructive pour les organisateurs et agences de voyages, mais surtout leurs intérêts sont bien compris et défendus. Donc la seule chose que je peux dire aux initiateurs de cette pétition et à tous les cosignataires: patience et confiance.

Et en attendant, utilisez les outils déjà mis à disposition. Prenez le crédit Covid-19 jusqu’au maximum et utilisez les RHT pour vos employés. Également à pleine puissance. Les autres solutions viendront en temps voulu. Et c’est bien dans ce sens-là que le «Rechtsstillstand» (suspension des poursuites) a été mis en place. Pour donner le temps à tous. A nos instances fédérales et à nous.

Pourquoi aucune agence indépendante romande ne figure parmi les initiateurs de «Mayday»?

Probablement parce que ce manque de communication s’est moins fait sentir au niveau romand. Nos agences en tout cas ne l’ont pas ressenti, bien au contraire. Comme nous le disions plus haut, toute information qui ne devait pas être résolument traitée confidentiellement était immédiatement relayée à tous nos membres. Les newsletters se sont succédées au rythme de 2 à 3 voire plus par semaine. Et nous continuons bien entendu.

Nous avons également organisé chaque semaine des visio-conférences et avons travaillé pour cela chaque jour de la semaine, y compris les week-ends pour ne pas prendre de retard dans les informations. D’ailleurs, le comité de TPA qui se réunit virtuellement une fois par semaine depuis le début de la crise a pris la décision lors de sa dernière rencontre de partager avec tous ceux qui le veulent les informations et soutiens logistiques que nous offrons à nos membres. En ces temps de crise, il est important de se montrer solidaire. Nous évaluons en ce moment le meilleur canal de diffusion. Peut-être passera-t-il par «Mayday».

De manière globale, craignez-vous la disparition d’un certain nombre d’agences (et de TOs) suite à la crise du coronavirus ?

Malheureusement la réponse est oui. Et ce qui est désolant, c’est que la plupart des agences qui fermeront étaient des agences saines avant la crise.

Si oui, à quel taux? 

On peut considérer un niveau de 30% des agences. Cela ne sera pas le cas immédiatement mais à plus long terme, dans le courant de 2021. Mais – et c’est ce que nous avons clairement exprimé auprès de nos membres début avril déjà – «Fermer une agence avant que la situation ne devienne ingérable n’est pas un signe d’incapacité, bien au contraire.»

Nous savons que pour un propriétaire d’agence de voyages, abandonner son outil de travail, licencier éventuellement son personnel est un crève-cœur et ouvre de nombreuses questions. TPA accompagnera ses membres qui pourraient devoir faire face à une telle situation. (DS)